Friday, May 30, 2014


L'ÈRE DU REECHANTEMENT
Une étude de l'architecture réelle dans le cinéma de la science fiction


« La Terre est la planète extraterrestre aujourd’hui »   -William Gibson


Introduction

C’est en janvier 1926 que le terme « science fiction » apparait pour la première fois dans les colonnes du magazine américain Amazing Stories, éditée par Hugo Gernsback (fig. 1). Durant les cinq années suivantes, le terme gagnera en popularité pour décrire un nouveau genre émergent dans la littérature « Pulp », traduit « populaire », en Amérique du Nord. Celui-ci se caractérise par des récits narratifs structurés par des hypothèses sur ce que pourrait être le futur ou ce qu’aurait pu être le présent, voire le passé.
Cependant, Gernsback ne fait que redécouvrir un genre existant depuis 1516, moment de l’apparition de Utopia de Thomas Moore. Herbert George Wells et Jules Verne sont les auteurs qui vont lui attribuer le format moderne que nous connaissons aujourd’hui.
Le genre gravite autour des questions essentielles ontologiques du réel et le simulé, le familier et l’étrange, l’homme et la machine, le passé et le futur, la Terre comme berceau de l’humanité et l’exploration spatiale, pour n’en mentionner que quelques uns.
Dans l’histoire moderne de la science-fiction, nous remarquons que le XXème siècle est structuré par deux âges d’or.
Le premier, essentiellement réservé à la littérature, avec quelques exceptions cinématographiques, se développe entre 1938 et 1946, et il marque une période d’attention publique étonnante vis à vis du genre. Cela s’explique par le contexte historique bouleversante de la Seconde Guerre Mondiale qui met en crise le futur de l’humanité. De plus, cette épopée surgit d’un rejet de la littérature « Pulp » de Gernsback du début du siècle, en faveur d’un sous-genre plus ancré dans la réalité : la « hard science fiction ». Celui-ci prend appui sur la réalité technologique, sociétale, politique et économique de l’époque.
Le deuxième âge d’or du genre date des années 1977-1987, période qui marque l’arrivée des Block Buster Américains produits par des réalisateurs iconiques tels que George Lucas, Steven Spielberg et Ridley Scott. Ce deuxième âge d’Or est plus lié au monde du cinéma qu’à la littérature. De nouveau, les œuvres reviennent vers le genre de la « hard science fiction », en s’ancrant dans la réalité politique.
Cela s’explique par les effets conséquents de la Guerre Froide sur la société occidentale. Les tensions quasi théâtrales entre l’Union Soviétique et les Nations Alliées ont permis aux auteurs occidentaux du genre de caricaturer le « vilain russe », de profiter des avancées technologiques dans l’armement et dans l’exploration spatiale, et de projeter leurs visions d’un futur incertain et effrayant.  
Pour comprendre l’effet de la « hard science fiction » dans une société en mouvement perpétuel, il est nécessaire de retourner à la définition du genre. L’origine étymologique du terme est une combinaison paradoxale du latin « scientia », la connaissance et « fictio », imaginer. La science-fiction  renvoie donc simultanément à une méthode d’observation rationnelle du monde et à la construction purement imaginaire. C’est Thierry Paquot qui nous rappelle que la science précède la fiction dans la « hard science fiction » : « Ainsi c’est bien une réflexion rationnelle sur le présent qui  fonde la construction imaginaire ».
Dans le cinéma de la science fiction, le réalisme peut être atteint d’une manière superficielle en insérant des objets familiers dans les environnements du film, tels qu’une voiture particulière ou encore des habits quotidiens. Cependant, certains œuvres des années 1970, 1980 nous montrent la puissance d’ancrer l’environnement futuriste dans une réalité construite existante. Autrefois méprisé pour son utilisation de décors peints, nous pouvons remarquer que le cinéma de la science fiction post 1970 s’installe progressivement dans l’architecture réelle pour acquérir une nouvelle crédibilité par son réalisme.
Nous chercherons à comprendre comment les réalisateurs du cinéma de la science fiction, post années 1970, utilisent l’architecture réelle afin de projeter le spectateur dans un monde et/ ou un temps alterné.
L’étude se fera à travers une analyse de cinq film : Alphaville de Jean Luc Godard, 1965 (fig. 2), Blade Runner de Ridley Scott, 1987 (fig. 3), Matrix des frères Wachowski, 1999 (fig. 4), Code 46 de Michael Winterbottom, 2003 (fig. 5) et Le Fils de l’Homme de Alfonso Cuaron, 2006 (fig. 6).
L’étude des techniques des cinq films va nous permettre de comprendre comment et pourquoi le spectateur perçoit le monde futur, passé ou alterné dans la réalité du présent.
Le choix des films a été déterminé par une volonté de montrer l’évolution du cinéma depuis les années 1970 et donc de sélectionner des œuvres représentatives qui possèdent des techniques diverses ou similaires dans l’utilisation de l’architecture réelle. Nous voulons aussi préciser que les films supplémentaires qui s’incluent dans le champ d’investigation sont essentiellement issus de l’industrie cinématographique occidentale, britannique et américaine.
Nous allons tout d’abord mettre en perspective les raisons historiques, politiques et environnementales qui sont à l’origine de l’avènement du deuxième âge d’or de la science fiction, et par conséquence du début du mouvement de retour à la terre que nous appelons « Ère du Réenchantement », terme inspiré par le travail du sociologue Allemand Max Weber. Ensuite nous étudierons les différentes notions impliquées par un film de science fiction, basé dans la réalité, à travers les exemples des cinq films mentionnées ci dessus. Le rapport se terminera par une réflexion sur ce retour à la Terre et ses conséquences sur l‘architecture contemporaine.  


I. La situation globale pendant les années 1970
1) La guerre Froide et la Science Fiction (SF)

La guerre froide est le facteur fondamental dans le développement du deuxième âge d’Or de la science fiction, période qui marque le début du mouvement de retour vers la Terre que l’on cherche à étudier. En effet, après la victoire des Alliés en Europe à Berlin le 4 mai 1945, des tensions profondes entre l’Union Soviétique et les autres vainqueurs refont surface. Cette confrontation avaient déjà été prédite par Alexis de Toqueville au XIXème siècle et se manifeste sur un plan idéologique, économique, et militaire : le libéralisme et la démocratie contre le communisme. Au cours des années qui suivent, ces tensions se transforment en concurrence majoritairement militaire entre les deux superpuissances que sont l’URSS et des Etats Unis. La conquête de l’espace, le développement d’un arsenal nucléaire et l’extension de l’aire d’influence sont parmi les objectifs des deux pouvoirs, qui ne vont jamais rentrer en conflit direct, d’où la notion de guerre « froide ».
Certains pensent même que l’Affaire de Roswell (fig. 7), au Nouveau Mexique en 1947, est conspiration militaire s’inscrivant dans une stratégie politique plus large, qui vise à faire croire aux Soviétiques que le gouvernement américain est rentré en contact avec une espèce extraterrestre. On peut supposer que des craintes d’échanges technologiques se mettent en place.
La production d’armes nucléaires prend le nom de « l’Equilibre de la Terreur » ou la « Destruction Mutuelle Assurée » (fig. 8) et devient une stratégie militaire de dissuasion. La crise des missiles de Cuba, entre le 14 et le 28 octobre 1962, marque le point culminant des évènements qui ont amenés l’humanité dangereusement près de sa destruction. Suite à cette confrontation potentiellement désastreuse, la Guerre Froide prend un virage majeur dans le sens du rapprochement entre l’Union Soviétique et les Etats Unis. Cette forme de détente ne connaît qu’une courte vie car le soutien militaire des Etats Unis en 1964 dans la guerre du Vietnam (1959-1975) ainsi que l’invasion de l’Afghanistan en 1979 jusqu’en 1989 par l’Union Soviétique, marquent les grands moments de confrontation indirecte continue entre les deux superpuissances. Nous ne pouvons sous estimer l’impact de la Guerre Froide sur la science fiction, car ses auteurs vont s’inspirer des évènements de l’époque pour ancrer leurs œuvres dans une réalité connue et effrayante. En effet, comme nous l’avions mentionné dans l’introduction, la URSS est devenue le vilain préféré des auteurs de science fiction du bloc occidental pendant la Guerre Froide. Nous observons entre 1946 et 1950 que 45.5% des vilains représentés dans l’industrie cinématographique d’Hollywood sont d’origine ou d’affiliation russe. De plus, les avancées technologiques dans l’industrie de l’exploration spatiale et de l’armement deviennent une source d’inspiration colossale pour les réalisateurs et les auteurs. Il

ne suffit de mentionner l’exemple emblématique de la saga Star Wars de George Lucas, qui tire son nom d’un projet de système de défense anti nucléaire qui devait être situé dans l’espace, développé sous le mandat de Ronald Reagan.
Cependant, d’une manière plus globale, c’est la confrontation idéologique entre l’URSS et les Etats Unis qui intéresse les auteurs et les réalisateurs de la Science Fiction. En effet, chaque superpuissance voit dans leur adversaire respective une incarnation d’un futur effrayant, une vision dystopique de demain. L’exploration des évènements de la guerre froide crée un laboratoire pour les auteurs du genre et va les permettre d’étudier les différents destins de l’humanité. Pour cela, certains styles architecturaux sont favorisés afin de communiquer visuellement l’impact de tel ou tel système politique.
De plus, nous remarquons que la fin de la Guerre Froide a un impact encore plus important sur le genre. En effet, Francis Fukuyama voit là « la fin de l’histoire » : l’état dans lequel le monde se trouvait en 1980 ne pouvait plus être bousculé ni par des grands changements sociaux, ni par de plans utopiques, ni par des idéologies économiques ou foncières. Il n’y allait pas y avoir d’alternative au libéralisme économique et politique du XVIII siècle.  Face à ce futur qui s’annonce monotone en terme d’absence de confrontation idéologique, les auteurs et réalisateurs s’intéressent aux problèmes liés au développement urbain, au surpeuplement et aux mouvements humains. L’intérêt dans l’utopisme social qui avait été réveillé suite au Krach Bousier de 1929 a disparu dans les années 1940-1950 à cause du Maccarthisme aux Etats Unis, un désenchantement avec le gouvernement Labour en Grande Bretagne et les craintes et la suspicion amenées par la guerre froide. Cet intérêt renaît sous forme de contre-utopie notamment explorée par la revue Archigram dans la culture post Guerre Froide.  

2)        Le développement de la pensée écologiste

D’une manière ironique, les avancées technologiques liées à l’exploration spatiale, qui n’est qu’une forme de domination militaire, entrainent un développement de la pensée écologiste. En effet, les premières images en couleurs prise par Neil Armstrong le 20 Juillet 1969, lors de son atterrissage sur la Lune, ont montrées l’aspect solitaire de la planète Terre dans l’obscurité de l’espace (fig. 9).
Selon ses propres mots,  «Tout d'un coup, j'ai réalisé que ce minuscule petit pois, bleu et joli, était la Terre. Avec mon pouce, je me suis caché un oeil, et mon pouce a effacé la Terre. Loin de me croire un géant, je me suis senti petit ».
L’homme a d’abord été étonné de voir les dimensions minuscules de sa planète, ainsi que la faible épaisseur de l’atmosphère qui la maintiennent en vie. Dans tout cela, il y a une reconnaissance de l’importance du développement durable pour la persistance de l’espèce humaine sur la planète. Ce n’est donc pas inintéressant de noter que « Greenpeace », l’organisation non-gouvernementale internationale de la protection de l’environnement, est fondée en 1971 à Vancouver par Irving Stowe et Jim Bohlen (fig. 10).
En plus de cela, il est essentiel d’incorporer le mouvement « Hippy », né en 1967, qui se définit tout d’abord comme un mouvement contre la guerre au Vietnam, mais qui va évoluer pour s’inscrire dans le   même logique écologique.
L’intérêt dans l’écologie est aussi profondément marqué par la crise pétrolière qui débute en 1971et dont les effets se ressentiront jusqu’en 1978 (fig. 11). En effet, la crise énergétique a  révélé la fragilité de l’environnement dont l’homme a exploité les ressources sans prendre conscience de leur quantité finie ni des conséquences de ses actions. Ce moment nous révèle l’importance de maintenir en équilibre les écosystèmes de la Terre et de retrouver un développement réellement durable. 
Les difficultés des conditions de vie dans l’espace constituent un autre facteur qui pousse l’homme à reconsidérer sa place sur la Terre. Il est intéressant de remarquer que la définition étymologique de l’écologie dérive du grec « oikos », la maison et « logos », la science, l’étude. Il s’agit donc d’une science qui étudie la planète comme maison de l’humanité.  L’ancienne interprétation romantique de la vie dans l’espace est entièrement repensée lors des missions animales et humaines en orbite et vers la Lune. L’absence de gravité à bord des vaisseaux spatiaux apporte des modifications fondamentales sur la physionomie humaine, telles qu’une circulation sanguine et fluide poussée vers, la décalcification des os.
L’évolution du corps humain a été possible dans des conditions environnementales et physiques très spécifiques à la Terre. Or, lorsque le corps humain est placé dans l’environnement claustrophobe d’une capsule, puis propulsé dans l’espace, toutes les conditions vitales sont à reproduire artificiellement. D’une manière ironique, l’astronaute dans l’espace apprend ce que signifie être humain sur la Terre.
Il ne suffit que de lire la première phrase du livre Packing for Mars (Au départ pour Mars*), de l’auteure américaine Mary Roach, pour comprendre la vie humaine à l’extérieur du confort de notre planète: « Nous n’avons pas notre place dans l’espace ». Grâce à des entretiens avec le personnel scientifique et administratif des agences gouvernementales des programmes spatiaux du Japon (JAXA), de la Russie (FKA) et des Etats Unis (NASA), l’auteure interroge  tous les aspects de la vie dans l’espace. Elle étudie la vie quotidienne des astronautes, le fait de manger, de se laver, de dormir, d’uriner, de faire l’amour, afin de communiquer la difficulté de ces simples
gestes dans cet environnement étrange, inhospitalier et vide (fig. 12 et 13). En effet, la vie sur la Terre n’est rendu possible que par une succession de conditions climatiques et biologiques très spécifiques, précises et rares dans le contexte de l’univers. Nos corps se sont adaptés à cet environnement et ont évolués à l’intérieur de celui ci depuis plusieurs millions d’années.
Cependant, lorsque le corps humain est propulsé dans un environnement sans gravité et donc sans atmosphère ni eau, où la température moyenne varie entre  -270.4°C et 230°C et qui présente des taux de radiations dangereuses et où s’envolent des micro astéroïdes et des débris à une vitesse moyenne de 36 000 km/h, tous les aspects de la vie doivent être repensés.
Dans son livre Mary Roach nous cite une phrase du psychiatre spatial Eugene Brody en 1959, pendant une conférence de NASA : « La séparation de la Terre, avec toutes les valeurs symboliques qu’elle représente pour l’homme, pourrait, en théorie, produire quelque chose similaire à la panique de la schizophrénie». Aujourd’hui, nous connaissons ce phénomène psychologique comme l’effet « la Terre hors de vue ». En effet, en plus des conditions environnementales extrêmes dans l’espace et sur d’autres planètes qui ne possèdent pas d’atmosphère, s’ajoutent des questions psychologiques. Il est intéressant de noter que l’homme cherche constamment et désespérément à voyager dans les environnements les moins adaptés à sa survie, dans la recherche de l’inconnu.
Le coût exponentiel des missions spatiales ainsi que la fin de la Guerre Froide ont pour conséquence la diminution progressive des investissements dans l’industrie spatiale internationale. En effet, le pourcentage d’investissement dans la National Aeronautics and Space Administration (NASA) en fonction des dépenses fédérales passe de 4.5% en 1966 à 0.5 % en 2007. Il semble, à travers cet exemple, que l’homme prend conscience de sa situation précaire sur la Terre et décide de détourner momentanément son attention des étoiles.

3) les Blockbusters américains de la Science Fiction

Le terme cinématographique « BlockBuster » trouve son origine dans le vocabulaire militaire pour décrire la bombe la plus puissante utilisée par les armées de l’Air américaine et anglaise vers la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Dans le monde du cinéma, le terme qualifie un film à gros budget et à gros revenu, qui met en œuvre une production exceptionnelle sur le plan matériel et humain. De manière ironique, « L’ère des Blockbusters » débute avec la saga de science fiction Star Wars de George Lucas, et va entrainer une remise en question du statut du genre, auparavant sous évaluée, dans le monde du cinéma et dans l’esprit du publique. L’arrivée des « Blockbusters » conduit notamment au commencement du marketing cinématographique et des produits dérivés.

Nous remarquons que les « Blockbusters » américains viennent se superposer aux évènements de la Guerre Froide et les crises écologiques afin d’en faire ressortir les enjeux politiques, économiques et idéologiques du futur de l’humanité.
Comme nous l’avions mentionné dans l’introduction, le deuxième âge d’Or de la Science Fiction commence en 1977 et dure jusqu’en 1987 et va produire des œuvres cinématographiques telles que Star Wars Episode IV, un nouvel espoir (fig.14) de George Lucas et Rencontre du Troisième Type (fig.15) de Steven Spielberg en 1977 ainsi que Blade Runner de Ridley Scott en 1987. Malgré la chronologie rigide du deuxième âge d’or, un nombre important de critiques voit l’œuvre 2001 Odyssée de L’espace (fig.16) de Stanley Kurbick, sorti en 1968, comme faisant parti de cet âge d’or. Il est évident que nous ne pouvons sous estimer les contributions de l’œuvre en terme d’effets spéciaux et de l’originalité des plans pour en mentionner quelques uns.
Le succès phénoménal des films de la science fiction de Steven Spielberg, de George Lucas, de Ridley Scott et de James Cameron dans les décennies 70-80, élève le statut du genre pour rentrer dans les rangs populaires. Il est important de noter que le cinéma de la science fiction avant les années 1970 était confiné par de faibles budgets à part quelques œuvres isolées comme Metropolis de Fritz Lang sorti en 1926 et 2001 Odyssée de L’espace de Kubrick. Le cinéma et la littérature « pulp » des années 1930-1960 constituent un moment d’errance sur d’autres planètes, qui permet à des gens ordinaire de se divertir en regardant des monstres extraterrestres grotesques, des fusées de formes improbables atterrir sur des planètes encore plus improbables. Le cinéma « pulp » se résume donc à une forme de divertissement simpliste. Mais, l’arrivée d’œuvres plus matures, au cours du deuxième âge d’or, montre que le genre de la science fiction est finalement employé pour son potentiel de critiques du monde présent principalement à travers la projection future du paysage urbain.
Les réalisateurs tournent leur regard vers la Terre.

II. L’architecture réelle dans le cinéma de la Science Fiction

Nous pouvons définir le « ré-enchantement » du monde comme une étape qui ramène l’imagination de l’homme sur la terre. Celui ci suit le désenchantement, moment que l’on associe à la période d’errance du cinéma de science fiction sur d’autres planètes,  dans d’autres systèmes solaires et galaxies (littérature Pulp, Star Trek).
 Nous avons pu voir que le cinéma de science fiction, à partir des années 1970, va acquérir une popularité qui n’avait été jamais vue à présent. Les réalisateurs s’inspirent des faits sociaux, politiques et militaires issus en grande majorité de la Guerre Froide afin de donner plus de crédibilité aux scénarii envisagés. Les différences avec les réalisateurs de science fiction du

début du siècle résident dans le fait qu’ils vont filmer le monde réel et vont, pour la plupart, arrêter de peindre l’apparence du Nébula 7 sur des plaques de cartons. Au lieu d’utiliser un montage temporaire pour un film, le réalisateur est plus enclin à utiliser une architecture ou paysage réel afin d’accorder une atmosphère authentique à l’histoire. Cependant, le plus souvent, il va décider d’extrapoler des architectures spécifiques pour ensuite les recomposer. L’architecture que l’on voit nous est familière, or le contexte dans lequel in est inscrite nous est confus, nous repousse. Les environnements du cinéma de science fiction se fondent sur cette technique fondamentale pour décontextualiser géographiquement et chronologiquement les lieux de tournage.
La perte de repère fait donc la force convaincante d’un film de science fiction car le spectateur n’a que le choix d’accepter ce qu’il voit.
Depuis les années 1970, nous observons deux objectifs propre à l’utilisation de l’architecture réelle dans le cinéma de science fiction: le réalisateur peut extrapoler une série de bâtiments pour créer un univers futuriste entièrement ancré dans le réel, ou il peut autrement choisir d’utiliser une série de bâtiments pour donner un niveau de détail plus important à un « paysage de fond » crée principalement avec les moyens de logiciels de conception 3D (logiciels CAO).
Nous allons examiner la première notion de l’ « étrange familier » respectivement dans chacun des cinq films choisies, afin d’introduire les intrigues de chacun, avant de poursuivre avec une analyse comparée autour d’autres notions. 

1) L ’étrange familier 

Darko Suvin, le pionnier du genre de science fiction moderne, définit cette dernière comme « un genre littéraire qui nécessite une présence et une interaction constante entre l’imaginaire et le réel ». Carl Freedman développera cette définition pour exprimer que « l’architecture joue un rôle critique pour établir la plausibilité à travers le familier et l’imagerie technologique, mais aussi en évoquant l’inconnu à travers l’étrange familier ». Ce terme est inventé par François Roustang, philosophe inspiré par le travail de Freud sur l’ « unheimlich » : une malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne.  Cependant, nous remarquons que le terme de Freud gravite autour de la « maison », du « heim » en allemand : nous optons donc pour le terme de Roustang qui possède une liberté d’application.
La notion de l’ « étrange familier » constitue le noyau central autour duquel se crée le film de science fiction, car pour une raison très simple, il est très difficile aujourd’hui d’inventer quelque


chose de réellement nouveau. Le réalisateur va prendre quelque chose qui existe et puis y apporte une modification superficielle pour le libérer d’une classification claire. Le spectateur va observer un environnement qu’il va reconnaître, mais les modifications apportées sur celui ci, empêchera le spectateur de le situer dans l’espace réel. (fig. 17)
Nous allons, à présent, analyser et comparer les cinq films choisis afin d’en faire dégager les problématiques posées par chacun autour du thème de l’ « étrange familier ».

Alphaville de Jean Luc Godard, sorti en 1965, raconte l’histoire d’un célèbre agent secret, Lemmy Caution, envoyé par les « pays extérieurs » à Alphaville, cité désincarné et éloigné de la Terre. Le détective est chargé de neutraliser le dictateur Von Braun, qui gouverne la ville à travers le superordinateur, Alpha 60.
Godard choisit de filmer le paysage urbain de Paris pour capturer sa vision d’un futur effrayant, qui existe déjà à l’intérieur de notre présent. La ville n’est jamais utilisée dans sa totalité, car le réalisateur décide de filmer seulement certains quartiers qu’il juge conforme à sa propre représentation d’une future urbaine effrayante pour limiter le champ de vue du spectateur et concentrer sa vision de la ville du futur.
Il va intégrer les nouveaux quartiers de l’agglomération parisienne constitués de tours et de barres d’habitations qui dessinent l’horizon urbain oblique de Paris, la Maison de la Radio et ses couloirs interminables (fig. 18 et 19), l’Hôtel Sofitel Paris le Scribe, le nouveau siège social de la société Esso (fig. 20), premier immeuble moderne du futur quartier d'affaires de La Défense, ainsi qu’une labyrinthe de parking et d’autoroutes éclairés (fig. 21). Le dé-contextualisation spatiale des bâtiments choisi nous rappel la  « géographie psycho-géographique » (fig. 22) développée par Guy Debord au cours du mouvement des situationnistes.
L’utilisation de références urbaines de l’époque permet à Godard de créer une mise à distance et de souligner une hostilité à l’égard de ces nouvelles formes d’urbanisation.
Matt Hanson, un écrivain et réalisateur britannique contemporain de la science fiction, observe que Alphaville présente « un changement radical dans l’imagerie de science fiction, car Paris, un milieu urbain mondialement connu, est transformé en environnement extraterrestre par des techniques minimalistes ». En effet, le spectateur se fie uniquement à la parole du réalisateur qui lui explique que la ville observée se situe sur une autre planète. Nous pouvons parler ici de la « suspension consentie de l’incrédulité » : le spectateur va mettre de côté son scepticisme, la durée du film et va accepter de vivre une histoire fictive comme une réalité pour s’immerger dans le monde qui lui est proposé.
De manière ironique, le futur froid et transparent qui est critiqué au cours du film lui permet de filmer des scènes autrement difficiles. En effet, l’opérateur de caméra Coultard révèle que dans la scène où Lemmy Caution prend l’ascenseur pour monter à sa chambre dans l’hôtel Sofitel, le caméra était positionné dans le deuxième ascenseur vitré, synchronisé avec le premier pour suivre les mouvements du personnage.

L’architecture transparente des lieux de tournage permet aussi à Godard de filmer des longs moments d’arrivée ou de départs des personnages (fig. 22 et 23) qui évoluent dans un univers parfaitement transparent : le film est, de ce fait, comparable à l’œuvre cinématographique russe Nous autres de Yvgeny Zamyatin. Les surfaces de verre agissent comme des filtres qui créent des environnements stériles et vertigineux.
Le réalisateur va surtout filmer des scènes de circulation dans des couloirs sans fin, sur des autoroutes éclairés, dans des parkings ou dans des hôtels qui ne permettent pas à l’homme de laisser sa trace.
Godard remarque aussi le mouvement perpétuel dans sa société instable, ce qui peut être relié avec le paysage urbain de Metropolis de Fritz Lang.
Le réalisateur a filmé le paysage urbain parisien de nuit, ce qui a permis de créer un univers étranger à partir d’éléments architecturaux pourtant familiers. Il va faire voyager le spectateur sans se déplacer, ce qui constitue l’un des techniques fondamentales de la science fiction. Nous notons qu’un nombre important d’œuvres décrit des histoires qui se déroulent la nuit, ou dans une obscurité permanente et sinistre. L’imagerie nocturne permet de faire usage de jeux de lumières complexes qui rappelles les « jungles électro-graphiques » de Tokyo, de Shanghai et de Singapour. Il semble que le spectateur associe le paysage urbain de nuit à une vision urbaine futuriste. Pendant la nuit, dans les grandes villes de monde, la vue est souvent saturée d’information provenant de panneaux publicitaires. L’obscurité crée une atmosphère de claustrophobie renforcée par les foules qui se propagent dans les rues. Sur ce point, il est intéressant de voir que le spectateur anticipe un futur rendu dystopique notamment par la culture de surconsommation.
D’après le Philippe Ollagnier, professeur de sciences sociales à l’université Paris 1 :
« ce paysage est, aux yeux du réalisateur, un moyen de représenter la société́ urbaine désincarnée du futur, même si, comme Jean-Luc Godard l’a affirmé dans un entretien, Alphaville, c'est un film sur le futur, mais comme nous vivons dans le futur, c'est un film au futur antérieur, c'est-à-dire au présent ».
Le réalisateur remarque donc que le futur existe déjà dans le présent : sans apporter de modifications « artificielles » sur l’environnement de Paris. Godard accomplit efficacement l’effet de l’ « étrange familier » en montrant des interactions perturbantes entre les personnages ainsi que leurs comportements individuels. Nous rappelons qu’à l’intérieur d ‘Alphaville, les habitants sont incapables d’émotions, telles que l’amour, le bonheur, la tristesse, ce qui les rends vide,
neutre et semblables à des robots. La peur de voire l’humanité se transformer en êtres « mécaniques » est un thème fondamental dans la science fiction : celui ci est lié à la peur de l’autocratie qui peut évider l’homme de tout son sens et valeur dans la recherche de la domination totale.
Nous reviendrons plus tard sur la notion de l’ « éternel présent », suggéré par la citation d’Ollagnier.

Presque quarante ans plus tard, en 2003, le réalisateur britannique Michael Winterbottom va sortir le film Code 46, qui va employer les mêmes techniques cinématographiques que l’œuvre de Godard pour capturer l’attention de son audience.
Dans un avenir proche, le monde est divisé entre des grandes villes hyper modernes (fig. 24), où les populations multiculturelles vivent dans des appartements aseptisés et des vastes zones désertiques où se réfugient les exclus, les sans-papiers (fig. 25).
 William, un homme d’affaires dans une compagnie d’assurance est envoyé à Shanghai pour enquêter parmi les employés de la société Sphynx à propos d'un vol de « papeles », documents qui permettent la libre circulation de l’individu qui les possèdent. Il soupçonne une femme, Maria Gonzalez, mais ne fait parvenir cete information aux autoritésEn protégeant cette femme, il est pourchassé à travers les divers microcosmes urbains et les paysages désertiques recomposés par Winterbottom.
Le réalisateur décide de filmer dans les trois villes mondiales pour créer les milieux urbains « intérieurs » : Shanghai (fig. 26),  Dubaï, (fig. 27) et Londres (fig. 28). Il nomme Dubai « Le Port Libre de Jabel Ali » pour masquer son identité urbaine. Il filme notamment au Rajasthan pour les milieux désertiques « extérieurs ». D’une manière similaire à Godard, il va choisir un certains nombre de lieux de tournage, puis les recomposer pour créer une continuité imaginée et contrastée entre les espaces : il nomme cette technique la « géographie créative ». Contrairement à Godard, Winterbottom met plus d’importance sur les paysages urbains et désertiques au sens large car il crée un assemblage d’espaces extérieurs alors que Godard crée plus un assemblage d’espaces architecturaux intérieurs.
Malgré cette différence, Godard et Winterbottom vont, tout de même, assembler des espaces urbains spécifiques pour créer des villes cellulaires afin de concentrer leur vision de la mégapole. Nous pouvons suggérer que Winterbottom arrive à ajouter une couche de complexité supplémentaire en montrant les espaces extérieurs aux grandes villes ce qui va créer un contraste étonnant. Similairement à Godard, qui critique des exemples d’architectures effrayants à Paris, Winterbottom semble critiquer la façon dont nous bâtissons nos villes aujourd’hui et la perte de connexion avec le sol, ce qui lui permet de facilement exploiter l’ « étrange familier » vis à vis du spectateur. Kenneth Frampton définit trois facteurs qui conditionne l’architecture: « Le construit semble invariablement résulter de l’interaction permanente de trois vecteurs convergents: le topos, le typos et la tectonique ».  Le terme « tectonique » engobe tout le processus de la construction. « Le typos » se réfère à la dimension d’identité, de culture, de l’être humain dans le bâtiment. Enfin, le « topos » renvoie à la topographie, aux conditions climatiques du site, à l’emplacement géographique. Les deux réalisateurs semblent critiquer respectivement une rupture dans l’interconnexion entre ces trois termes fondamentaux à l’architecture.

Nous observons qu’à travers ses choix de lieux de tournage, Winterbottom favorise l’Asie et l’Orient. Le réalisateur admet qu’il choisit d’abord ces lieux pour des questions budgétaires, mais que la décision se fonde aussi sur un désir de confondre le spectateur européen. Il est vrai que celui-ci n’a qu’une connaissance fragmentée de la géographie de l’Asie ou du Moyen Orient. Le réalisateur exploite ces lacunes pour faire éprouver au spectateur un sentiment d’ « étrange familier ». Il est évident qu’il a déjà vu des photos et des vidéos du centre ville de Shanghai ou de Dubaï mais il ne sait pas forcément à quoi peut ressembler l’extérieur des villes. C’est pour cette raison que la technique d’extrapoler et de recomposer, utilisé par Godard et par Winterbottom, ne peut exister que dans une « fenêtre temporelle » assez réduite. Le jour où le spectateur européen aura une connaissance plus approfondie de l’architecture de Dubaï et de Shanghai, le technique perdra de sa force énigmatique.
Winterbottom choisit aussi de filmer dans les villes du Moyen Orient et de l’Asie pour l’histoire des peuples nomadiques, multiculturelles. En effet, il suffit de noter que la ville de Dubaï est composée d’environ 150 nationalités, avec la moitié de la population qui ne reste pas au delà de six ans, à savoir des hommes d’affaires, des ouvriers qui vivent dans des conditions déplorables, comparables à des esclaves.
L’architecture accumulative et spontanée des quartiers pauvres du Moyen Orient et de l’Asie permet à Winterbottom de créer un futur bâti d’un réalisme étonnant. En effet, les visions du futur qui montre des paysages urbains uniformes « utopiques » perdent très vite de leur pouvoir émotif. L’image du paysage urbain chaotique, dystopique même, possède un aspect plus plausible pour le spectateur. L’imagerie associée à la dystopie est plus favorisée aujourd’hui que celle de l’utopie, qui est clairement archaïque. En effet, il semble que l’homme contemporain possède un fétiche caché pour voir un monde apocalyptique, un monde détruit, une tabula rasa de tut ce qu’il connait. Le genre apocalyptique, post apocalyptique, ou dystopique constitue une forme de catharsis pour le spectateur qui va purifier ses pensées par le moyen de la représentation. Ce n’est pas donc étonnant de voir que cinquante quatre films du genre dystopique sont sortis dans les dernières dix années.

D’après Todd Alcott, un journaliste américain spécialisé dans l’effet des technologies numériques sur les circulations humaines dans les métropoles, « Code 46 n’est pas un film qui décrit un futur, mais un film qui semble venir du futur, dans le même sens que Barry Lyndon de Stanley Kubrick est un film qui décrit une histoire au XVIIIème siècle, fait au XVIIIème siècle ». Même si le monde de Code 46 est divisé entre les « intérieurs urbains » et les « extérieurs désertiques », Winterbottom parvient tout de même à créer un univers ouvert dans lequel les personnages circulent librement lorsqu’ils possèdent les documents de voyages nécessaires. Cette liberté de circulation, dont les seuls obstacles sont des points de contrôles, associé avec le côté très intime des cadrages pour filmer les interactions entre les personnages, révèle que le film ne cherche pas à décrire un futur mais à transmettre l’expérience réelle d’un futur incertain. L’utilisation de plans séquences, parfois longues de cinq minutes, permet au spectateur de se rapprocher des personnages ou encore d’apprécier des paysages urbains ou désertiques.
De plus, le fait de filmer tous les moments de la journée donne une couche de réalisme supplémentaire au film et indique la volonté de Winterbottom d’aller à l’encontre de la vision dystopique stéréotypée de Blade Runner. Avec tous ces détails, il risque de révéler l’emplacement réel des lieux de tournage et la perte de la notion de l ‘« étrange familier »

Nous allons maintenant étudier le premier volet du saga cyberpunk crée par Andy et Lana Wachowski sorti en 1999 : le Matrix. L’histoire suit le personnage de Thomas Anderson, un programmeur anonyme dans un service administratif le jour et qui, la nuit venue, devient Néo, un hacker du cyber-space. Au début du film,lLe personnage est assailli par d'étranges songes et des messages cryptés provenant d'un certain Morpheus. Celui-ci le confronte et lui révèle la réalité de son existence, comparable à celle d’un des prisonniers dans l’allégorie de la caverne de Platon : il habite dans le monde virtuel du Matrix.
Les réalisateurs du film s’inspirent de la théorie de l’hyper-réalité développée par le philosophe Jean Baudrillard. Celle ci caractérise le moment où la conscience perd sa capacité à distinguer la réalité de l’imaginaire et commence à interagir avec ce dernier sans comprendre ce qu’il fait : elle s’introduit alors dans le monde de l’hyper-réel. C’est pourquoi, avec l’aide de Morpheus, Néo parvient à transgresser le monde du Matrix pour pénétrer dans le monde réel. Il est parmi les quelques hommes libres, « débranchés » du Matrix qui se réfugient dans la ville souterraine de Zion.
Nous observons un paradoxe dans la façon où les Wachowski vont filmer le monde virtuel du Matrix et le monde réel : les réalisateurs décident de filmer le monde virtuel du Matrix dans le monde réel du spectateur (fig. 29). Ils vont ensuite concevoir le monde réel dans l’histoire à

l’aide de logiciels CAO (conception assisté par ordinateur), un monde qui est donc virtuel pour le spectateur.
Le monde réel post apocalyptique de l’histoire est composé de trois paysages différents: les tunnels de service souterraines (fig. 30), la cité humaine souterraine de « Zion » (fig. 31)et la cité des machines qui domine la surface de la Terre appelée « 01 » (fig. 32). Ce n’est que dans le deuxième volet de la trilogie que le spectateur va finalement voir la cité humaine, et dans le troisième volet qu’il va observer en détail l’apparence de la cité des machines.
Cependant, c’est le monde virtuel du Matrix qui nous intrigue le plus pour son utilisation d’un milieu urbain qui semble familier au spectateur mais qui est pourtant étrange et difficile à situer. En vérité, les Wachowski  choisissent la capitale australienne de Sydney pour filmer un environnement urbain difficilement reconnaissable. Ils décident aussi de ne pas offrir de vues sur l’Opéra de Sydney ou sur le Harbour Bridge pour maintenir secret l’emplacement réel du lieu de tournage. En effet, l’architecture moderne de verre et d’acier du Central Business District est quasi-exclusivement filmée. Le bâtiment Allianz (fig. 33), la tour AON et la tour BT figurent parmi les structures qui seront aussi utilisées.
De plus, la neutralité de l’environnement urbain qui fait naitre le sentiment de l’ « étrange familier » chez le spectateur, les Wacowski vont montrer une interaction anormale entre les habitants du Matrix. En effet, lorsque Néo est rebranché dans le monde virtuel, après que Morpheus lui a montré l’état apocalyptique du monde réel, il remarque que les personnes qui l’entourent dans la rue, marche en solitaire, sont tous habillées en costumes noirs et gris et ne possèdent pas caractéristiques physiques distincts. Le spectateur semble voir des clones qui forment une masse noire en mouvement perpétuel, autrement dit, une caricature de la population « robotique » urbaine. En ce sens, les réalisateurs critiquent la culture virtuelle qui peut avoir pour conséquence une homogénéisation de la culture.
Le travail de lumière dans le film possède une place importante dans la compréhension de l’intrigue. Ainsi, il faut noter que l’Australie est dotée d’une lumière forte et rasante, qui paraît donc presque artificiel dans le milieu urbain. Le spectateur peut aussi observer l’usage de teintes vertes et bleuâtre dans les différentes scènes. Le contraste entre la lumière naturelle teintée verte et la lumière artificielle teintée bleuâtre, permet de mieux comprendre les transitions entre le monde réel et le monde virtuel. Le monde réel dans le film est crée sur un écran bleu, d’où la teinte bleue qui le distingue du Matrix, et les scènes tournés dans le Matrix sont parfois tournés sur écran vert (fig. 34).
Les tunnels de services souterrains ainsi que la cité des machines ont été crées par des logiciels de conception 3D qui employaient des formules mathématiques dérivés de la suite de Fibonacci pour les faire « pousser spontanément » plutôt que de les construire bloc par bloc (fig. 35). Le même technique a été utilisée par le laboratoire de recherche ALICE de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne pour créer un réseau d’îles utopiques en expansion infinie sur le lac de Léman. Il est intéressant de noter que les personnes responsables de la conception du monde réel dans le Matrix ont développées une méthode qui minimisait leur intervention pour maximiser l’aspect chaotique et spontané des lieux crées.


Blade Runner, réalisé en 1987, de Ridley Scott est un film de science fiction post-moderne dont le succès cinématographique est comparable à celui de la saga Star Wars. Dans le cadre de notre analyse, il s’agit du seul film avec le Matrix qui emploi largement l’image de synthèse en plus d’une intervention importante sur les lieux de tournage « réels ».
Le préambule de l’histoire raconte qu’à la fin des années du XXème siècle, une grande partie de la population humaine quitte les mégalopoles de la Terre devenues insalubres, pour coloniser les planètes extérieures. Sur ces nouvelles colonies naît un nouveau forme d’esclave : celui des « réplicants », un robot crée à l’image de l’homme, qui assimile un corps mi-biologique, mi-mécanique. 
L’histoire se déroule à Los Angeles en 2019 et suit le détective Deckar, un agent d’une unité spéciale, un « blade runner », qui a pour mission de pourchasser et neutraliser quatre de ces « réplicants », type Nexus 7, qui se sont échappé à Los Angeles après avoir massacré un équipage et pris contrôle d’un vaisseau.
Le film de Ridley Scott est un œuvre emblématique du néo-noir cyberpunk car il assimile une vision post apocalyptique du futur avec des avancées spectaculaires en technologies numérique (fig. 36). D’ailleurs, l’imagerie du film possède une telle puissance que la scène aérienne où le véhicule de Deckar vole devant un panneau publicitaire numérique a été reprit dans Le Cinquième Elément de Luc Besson sorti en 1997(fig. 37).
Scott va incorporer la maquette, l’infographie, et l’espace réel pour créer le monde de Blade Runner. (fig. 38) Nous pouvons suggérer que Ridley Scott cherche à attribuer un degré de détail réel et des atmosphères authentiques à l’histoire qui a pour image de fond un paysage crée par image de synthèse.
Ainsi, il va filmer des scènes dans le Bradbury Building (fig. 39), un bâtiment qui a été beaucoup utilisé dans le cinéma américain, la gare Union Station (fig. 40), emblématique de Los Angeles, le Yukon Hotel et le Ennis Brown House (fig. 41). Nous rappelons que tous ces bâtiments se trouvent à l’intérieur de la vile de Los Angeles ou dans ses environs. Cependant, le réalisateur va effectuer une recomposition entière de la ville en augmentant la distance qui sépare les bâtiments. Scott ne respecte donc pas l’organisation urbaine et crée une continuité artificielle entre les lieux.
Le réalisateur va inventer un technique visuel qu’il nomme « retrofitting » lorsqu’il va appliquer des couches de tuyauteries, de conduits d’air, de câbles électriques et des surfaces métalliques sur les façades extérieures et les parois intérieurs des bâtiments réels qu’il choisit de filmer. Ridley Scott va habiller les structures pour indiquer les modifications qu’elles ont subit au cours du temps pour satisfaire aux demandes croissantes de la population. Les couches de matières illustrent, tout simplement, le passage du temps.

Il est intéressant de noter qu’un style art déco, qui se manifeste avec le Bradbury Building et la Union Station, ainsi qu’un style historiciste moderne Maya, avec le Ennis Brown House, le Pyramide de la Tyrell Corporation, sont dominants dans l’univers dystopique de Blade Runner. L’éclectisme général de l’espace urbain est la source principale qui fait naître l’ « étrange familier ». Nous pouvons apprécier la plausibilité de la représentation de la ville du futur: il n’y a pas de plan utopique comparable au Plan Voisin de Le Corbusier, il n’y a pas de style architectural qui homogénéise la ville, il y a tout simplement une accumulation architecturale et matérielle causée par une surpeuplement  puis le dépeuplement. Le sentiment de claustrophobie joue donc un rôle central à l’intrigue. En effet, dans les scènes de rue, les personnages se déplacement difficilement dans les foules ou entre les véhicules de services abandonnés. De même pour les espaces intérieurs, où le technique de « retrofitting » bloque parfois la circulation des personnages. 
Le film est aussi grandement connu pour ses vues du paysage urbain futuriste illuminé dans l’obscurité. Les conditions climatiques s’expliquent par une atmosphère hautement polluée et irradiée par une guerre nucléaire. Comme Godard, filmer de nuit attribue une mystification de lieux pourtant connus tels que Union Station, ou encore le Ennis Brown House. Il est intéressant de noter que le spectateur soit souvent incapable de repérer un bâtiment reconnu dans le noir, alors que son géométrie et ses lignes de construction sont parfaitement visible. L’apport de lumière à l’intérieur de ces espaces est un élément indispensable  pour qu’il puisse les reconnaître : les rayons de soleil qui pénètrent à l’intérieur de la Union Station sont tout aussi important que l’aspect de son fronton emblématique.

Le fils de l’Homme de Alfonso Cuaron sorti en 2006 se distingue nettement des autres films sélectionnés : c’est un film qui crée le futur à partir du passé.
Cuaron décrit la capitale londonienne en 2027, dans un contexte de crise mondiale où les êtres humains ne parviennent plus à se reproduire. Le film débute avec l’annonce de la mort de la plus jeune personne, âgée de 18 ans, qui met la population en émoi collectif. Le spectateur suit Theo Faron, un ancien activiste politique devenu employé de bureau, qui est impliqué dans un mouvement révolutionnaire qui tente de protéger la première femme tombée enceinte, un fait qui ne s’est pas produit depuis une vingtaine d’années. Au moment de la sortie du film, la communauté scientifique britannique est en train de parler des effets de perturbateurs endocriniens sur la fertilité masculine, ce qui va actualiser les thèmes et intensifier la réception de l’œuvre.

Pour réaliser son film, Cuaron va s’inspirer de courts métrages de nouveautés, appelés « Newsreels » en anglais, tournés au moment du Blitz à Londres, entre 1940 et 1941. L’imagerie est comparable au film de propagande London Can Take It réalisé par Humphrey Jenning en 1940 (fig. 42). Cuaron cherche alors à retranscrire l’atmosphère funeste d’un pays en crise.
Le réalisateur décide de s’opposer explicitement à Blade Runner de Ridley Scott, (comme l’œuvre Les Mondes Futurs du réalisateur britannique Cameron Menzies s’opposait à Metropolis de Fritz Lang) allant jusqu’à nommer son film un « anti-Blade Runner ». Il cherche à minimiser l’intervention sur la ville pour le transformer en ville dystopique plus proche du réel. Le réalisateur n’apporte donc que des rares modifications sur le paysage urbain de Londres. Ces modifications subtiles se repèrent sur les voitures, les armes et les technologies numériques. C’est cette intervention minimale qui donne de la profondeur au film et réduit l’effet de l’ « étrange familier » à son stricte minimum. Une intervention trop importante résulte d’une ambition démesurée pour le futur, pour les avancées technologiques. Cela à pu être observé avec les films tels que  2001 : Odyssée de l’Espace de Stanley Kurbick, réalisé en 1968 et qui nous projette dans l’année 2001 ou encore avec Blade Runner de Ridley Scott, réalisé en 1987, où l’histoire est située en 2019. On rappelle qu’une ambition irréaliste est caractéristique du cinéma populaire de science fiction.
Cuaron décide de filmer dans des bâtiments essentiellement industriels, comme la Battersea Power Station (fig. 43), les Chatham Dockyards (fig. 44), le musée d’art contemporain Tate Modern et dans le quartier défavorisé du East End de Londres(fig. 45). Le graphisme des bâtiments industriels lui permet de filmer dans des environnements bâtis riches en détail, qui manifestent l’état âgé et dégradé du pays. Filmer quasi exclusivement dans l’architecture industrielle indique aussi une nostalgie historique pour la puissance économique de l’Empire Britannique d’autrefois. D’après le réalisateur : « il ne s’agit pas de présenter une vision pessimiste du futur, mais une vision réaliste du présent ». Nous retrouvons ici l’intérêt central du film de science fiction qui n’est pas une vision anticipative du futur, mais plutôt une critique du présent.
Cuaron va aussi filmer la campagne anglaise, pour capturer son paysage pittoresque et son architecture traditionnelle (fig. 46). Il exploite le contraste entre la ville et la campagne pour réfléchir sur la place de l’espace rural dans l’histoire de la Grande Bretagne ; d’abord avec les mouvements démographique de la campagne vers les villes au moment de l’industrialisation, puis avec les l’évacuation des enfants des la ville vers la campagne pendant le Blitz. Il exploite la connexion intime que la population anglaise partage avec l’espace rural.

Dans le choix de bâtiments utilisés pour créer l’univers du film, il est impératif de noter que Cuaron respecte la géographie urbaine existante de Londres parce qu’il ne va pas extrapoler puis restructurer son propre univers construit mais va plutôt reproduire l’image réelle du milieu urbain. Une fois de plus, nous » observons comment Cuaron réduit l’effet de l’ « étrange familier » au stricte minimum : il cherche à produire un film aussi proche de la réalité possible, avec le moins de d’intervention. D’ailleurs, avant d’entamer la production du film, il avait suggéré d’utiliser des effets spéciaux, idée qui était systématiquement refusée par le directeur de photographie. En effet, leur ambition commune était de filmer Le Fils de l’Homme comme une « docu-fiction » (documentaire fictive), ce qui explique l’utilisation de plans séquences longues dans lesquelles se déroulent des actions complexes. Même les scènes qui se déroulent en voiture ont été réellement filmées, ce qui a nécessité la construction de systèmes d’échafaudage pour permettre l’installation de a caméra (fig. 47).

Après cette «étude initiale de ces cinq films, il nous est paruintéressant de se tourner vers une citation de William Gibson : « Le futur est arrivé, il est simplement inégalement réparti ».   
La modernité est répartie de façon hétérogène à travers les pays du globe, et encore plus à l’intérieur des villes mondiales elles mêmes. Les réalisateurs vont profiter de cette répartition inégale de « différentes types de modernités pour choisir les éléments qui les intéressent le plus : l’intemporalité du style international de New York ou les nuits néon-illuminées de Shanghai. Ce « futur » peut aussi être observé dans les environnements naturels les plus reculés du globe, comme par exemple sur le continent glacial de l’Antarctique ou dans le Sahara.
Dans le cinéma de science fiction où les réalisateurs n’empruntent que des architectures réelles pour créer les villes du futurs, le technique d’extrapoler et puis de réassembler semble être le plus utilisé, et semble illustrer parfaitement la définition que Frederic Jameson donne à la science fiction : « un genre qui dé-familiarise et restructure l’expérience de notre présent ». Ce technique est illustré par l’image de la première de couverture : la photomontage de Paul Citroën réalisé en 1923 (fig. 48). L’artiste va superposer, juxtaposer et enchevêtrer des images de bâtiments plus ou moins connus de paysages urbains différents des années 1920, pour créer un nouvel espace urbain, un nouvel ensemble architectural.  Comme Godard, Winterbottom, Wachwoski, et Scott, Citroën est devenu urbaniste et emprunte à différentes villes pour en recréer une nouvelle métropole imaginaire.

2) Hétérotopie et hétérochronie


Suite à notre réflexion sur « l’étrange familier », il est maintenant nécessaire d’aborder la notion d’ « hétérotopie ». En effet, lorsqu’un réalisateur décide de tourner son film dans une ville comme Paris, qui est pourtant familière au spectateur, mais qu’il modifie notre perception du contexte géographique-chronologique de la ville, celle-ci acquiert un statut d’« hétérotopie ».
L'hétérotopie, du grec « topos », lieu, et « hétéro », autre, est un concept forgé par Michel Foucault dans son oeuvre de 1967 intitulée, Des espaces autres. Une hétérotopie est un lieu géographiquement localisable dans l’espace réel, mais qui renvoie, ou nous projette dans un autre lieu, non réel. Elle s’oppose donc à l’utopie qui ne peut, par définition, exister dans le lieu réel.
Pour introduire le lecteur à la notion d’ « hétérotopie », Foucault donne en premier exemple celui du miroir : la personne situé devant le miroir est capable de se situer dans l’espace réel, mais voit sa projection à l’intérieur de l’espace du miroir, un espace difficile à qualifier. (fig. 49) En effet, d’après les mots de Foucault :
« Le miroir est une utopie puisque c’est un lieu sans lieu. C’est également une hétérotopie dans la mesure ou le miroir existe réellement et ou il y a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet de retour ».
Cet exemple du miroir nous aide à introduire la notion de Foucault, mais dans le cadre du sujet du cinéma de la science fiction, nous allons plutôt nous concentrer sur celui qu’il évoquera plus tard dans son argumentation.
Pour attribuer une couche de complexité supplémentaire à sa notion, l’auteur utilise l’exemple de la scène de théâtre. Il est certain que le spectateur est capable de localiser l’acteur dans l’espace de la scène pendant une représentation. Cependant, l’acteur doit normalement arriver à faire envoler le spectateur de son siège, de lui faire voir la scène non plus comme quelques planches de bois qui se reposent sur une structure acier, mais comme une pièce dans un château fort, ou comme une forêt, une plaine ou encore comme les abords d’une rivière. La ville est donc très similaire à la scène de théâtre. Avec un certain talent, le réalisateur peut faire croire au spectateur ce qu’il veux avec des moyens peu importants.
Nous pouvons alors supposer que la ville de Paris dans Alphaville se transforme en ville extraterrestre située sur une planète distante de la Terre, uniquement à travers l’imaginaire du spectateur. Le réalisateur offre donc au spectateur une vision radicalement différente d’une chose familière, et l’incite à voyager.
Il sera maintenant intéressant d’étudier les six principes dégagés par Foucault qui permettent une description systématique des hétérotopies.


En effet, pour résumer celles ci, nous nous référons à une interview radio de 1966, où Foucault va les lister d’une manière brève et concise :
«    - les hétérotopies sont présentes dans toute culture
-les hétérotopies ont une fonction par rapport aux autres espaces des sociétés : elles sont soit des espaces d'illusion soit des espaces de perfections 
-une même hétérotopie peut voir sa fonction différer dans le temps
-l'hétérotopie peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces eux-mêmes incompatibles dans l'espace réel
-l'hétérotopie peut s'ouvrir et se fermer, ce qui à la fois l'isole, la rend accessible et pénétrable
-au sein d'une hétérotopie existe une hétérochronie, à savoir une rupture avec le temps réel ».
Nous allons nous concentrer sur le, la deuxième et le dernier principe afin d’approfondir notre compréhension de la notion d’hétérotopie. L’existence d’« hétérotopies » dans toutes les cultures du monde, qui se trouvent sous forme d’espaces de représentation, de lieux sacrés dans les sociétés primitives indique un besoin pour ces lieux dans les sociétés. Pourquoi l’homme à t-il besoin de lieux qui l’enlèvent du monde réel, pour aller vers un non lieu imaginaire ? N’est ce pas le même procédé des films de science fiction qui sont filmés dans le monde réel mais qui les manipulent au point de les décontextualiser géographiquement et temporellement ? Ce processus se définit comme une fabrication d’illusion : le réalisateur emploie des techniques spécifiques pour créer un monde parallèle dont la fonction est de critiquer le présent. Nous sommes maintenant arrivé à une conclusion paradoxale de la ville dans la science fiction : le réalisateur crée une « hétérotopie ». Celui ci va faire voyager le spectateur dans un monde parallèle, sur lequel il va apporter une critique, simplement pour faire revenir le spectateur au monde d’origine.
En plus d’être une « hétérotopie », la ville dans le cinéma de science fiction est utilisée comme « hétérochronie ». En effet, Foucault explique que « Les hétérochronies sont liées à des découpages du temps, c’est à dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pur symétrie, des hétérochronies  et que  des  hétérotopies  liées à l’accumulation du temps ». Foucault emploi l’exemple du musée ou encore de la bibliothèque pour illustrer l’idée d’un espace qui assemblent des composants venants de moments différents dans l’Histoire. L’assemblage de styles architecturaux dans l’exemple emblématique de Blade Runner montre l’utilisation de styles historicistes éclectiques, monumentaux et modernes. Le terme « hétéorochronie » appliqué à une ville de science fiction renvoie tout simplement à son profondeur historique. C’est comme cela que l’assemblage de styles dans Blade Runner et le recouvrement de façades par des plaques et des tuyaux servent à convaincre le spectateur de l’aspect âgé et dégradé de la ville. Cependant, nous remarquons qu’une ville est une « hétéorchronie » à la base, car elle est crée par l’accumulation de bâtiment datant d’époques différentes mais qu’elle devient une « hétérotopie » lorsqu’elle est employée par le réalisateur.

Nous remarquons que Cuaron insiste aussi sur la notion d « hétérochronie » lorsqu’il va filmer l’architecture principalement industrielle à travers Londres et la campagne. En effet, certains bâtiments modernes sont visibles dans les scènes mais ne sont pas l’objet d’intérêt : Cuaron vise surtout à démontrer la diversité architecturale dans le pays. Le passage du temps est d’ailleurs le thème fondamental à l’histoire : maintenant que les humains sont pus capables de reproduire, chaque instant qui passe ne sera pas renouvelé avec une nouvelle génération.  Cela explique donc le sentiment de nostalgie constante pendant le film.

3) l’architecture du futur

Nous tournons dès lors notre attention vers le choix des bâtiments employés par les cinq réalisateurs. Ceux ci vont être parfois être décontextualisé pour ensuite être recomposés dans le but de créer des atmosphères spécifiques pour illustrer les thèmes des histoires. Dans cette partie, il est essentiel de revoir des idées développées dans la partie sur l’ « étrange familier ».
Le choix des bâtiments reflète les thèmes abordés par le film, les réflexions que le réalisateur cherche à transmettre par des images. Par exemple, dans un futur dystopique, un réalisateur pourrait filmer l’architecture anarchique d’un bidonville en Afrique du Sud ou un favela à Rio de Janeiro. Il pourrait aussi utiliser une série de bâtiments connus sur lesquels il va appliquer une couche de tuyauterie, de plaques métalliques, comme l’on a pu voir dans Blade Runner avec le technique de « retrofitting » de Ridley Scott.  Le réalisateur va jouer le rôle d’architecte lorsqu’il il choisit de filmer la façade d’un bâtiment, mais utiliser l’intérieur d’un autre, et va jouer le rôle d’urbaniste lorsqu’il recompose sa ville dystopique ou utopique idéale.
C’est comme cela que dans la scène où le détective Deckar rentre chez lui, Scott nous donne à voir une façade de bâtiment style art déco conçu par logiciel (fig. 50), et il filme l’intérieur de son appartement dans la maison Ennis Brown de Frank Lloyd Wright (fig. 51), architecture qui emploi des blocs de béton et qui est inspirée par l’architecture Maya. Le réalisateur va sélectionner des composants architecturaux qu’il juge conforme à sa vision globale puis les assembler comme des blocs de Lego pour former un tout.
Nous commençons par regarder la place de l’architecture du « style international » dans Alphaville, le Matrix, et Code 46.
Le style est issu de l’amalgame entre les idées sur le fonctionnalisme esthétique du Bauhaus et le mouvement moderne architectural aux Etats Unis et exploite les possibilités constructives du


béton de l’acier et du verre. Celui ci se construit en rupture totale avec le passé, et s’associe conséquemment à un style neutre, qui expérimente avec les surfaces extérieures lisses sans ornementation. Il semble approprié de dire que le « style international »   est né aux Etats Unis, un pays qui ne possède pas réellement de passé, sauf celui de la population amérindienne, qui a été massacrée suite à l’arrivée des colons et leur conquête du Nouveau Monde.
Notons que le style, tel qu’il est représenté dans Alphaville, possède tout d’abord une fonction utilitaire car la transparence va permettre de filmer les longues arrivées et les départs des personnages à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments.
L’ « architecture effrayante moderne » sur lequel porte la critique de Godard, se définit par une régularité monotone de surfaces lisses et un aspect général aseptisé des espaces. Il met en parallèle cette architecture sans âme avec les habitants de la ville d’Alphaville, vides d’émotions et de volonté personnelle. Le fait de placer Alphaville sur « une planète distante de quelques années lumières de la Terre » révèle un autre aspect de la critique de Godard, qui est similaire à celle de Winterbottom dans Code 46 : le « style international » peut être calqué sur une autre planète sans même que le spectateur se pose des questions. Winterbottom semble amener sa critique plus loin en filmant Dubaï et ses nombreuses grattes ciels. En effet, l’architecte américain Adrian Smith, en charge du projet du Burj Khalifa (fig. 52), le gratte ciel de 828 mètres de haut, révèle que la Cité d’Emeraude de Le Magicien d’Oz à été une source d’inspiration pour le projet (fig. 53) : c’est « la façon dont la structure surgit de nul part qui m’a séduit » dit il.
De plus, dans le cas de Code 46 et Alphaville , ils semblent que les réalisateurs critique l’aspect de l’architecture moderne qui ne permet pas à l’homme de laisser sa trace, ni à celle du temps. L’acier, le verre et le béton  (sauf le béton brute de décoffrage) sont des matériaux qui veulent se libérer de l’effet du temps qui passe.
L’œuvre cyberpunk le Matrix des frères Wachowski semble critiquer tous ces mêmes aspects mais cherche essentiellement à créer un parallèle entre la neutralité des vies des humains qui vivent dans le monde « parfait » du Matrix et l’absence de connexion au sol de l’architecture du Central Business District de Sidney. Dans l’histoire de l’Australie, il faut rappeler que les colons européens n’arrivent sur le contient qu’à partir de 1750, moment ou commence la « modernisation » du pays. Il est intéressant une fois de plus de faire la connexion entre le style international et la jeunesse historique d’un pays.
Dans le film, il faut comprendre que ce sont les machines qui vont créer le paysage urbain de la Mégapole du Matrix. La complexité extrême de l’environnement et les conditions physiques
qu’ils essayent de reproduire les poussent à concevoir une architecture minimaliste et neutre qui va agir comme une mise en scène dans un Western pour créer l’illusion de la ville (fig. 54 et 55).

Cependant, le spectateur peut remarquer l’utilisation d’un style rétro-futuriste et brutaliste pour le monde rée, où la guerre entre es humains et les machines ont ravagé la surface. En effet, le labyrinthe de tunnels de services, la cité humaine de Zion et la Cité des machines illustre un monde dominé par la machine, par un style industriel. Contrairement au style international qui n’accepte pas la saleté, le style architecturale industrielle ainsi que le « steampunk » (style influencée par l’ère victorienne et la technologie mécanique à vapeur) semble fleurir sous la saleté et l’obscurité. Les conditions de « sinistre présage » accentuent le caractère graphique de ces styles.
Les trois films semblent critiquer la notion d’esthétique architecturale moderne qui désir un monde lisse, neutre sans traces qui empêche les effets du temps. La critique affecte l’architecture qui veut faire disparaître la main de l’œuvre.

Dans les films de Blade Runner et Le Fils de L’homme, les réalisateurs exploitent les styles architecturaux du passé pour créer des futurs « anciens ».
En effet, pour créer le paysage urbain de Londres en 2027 ainsi que le paysage extérieur rural, Cuaron va sélectionner un style majoritairement industriel ou victorien. Il va utiliser la façade extérieure de Battersea Power Station et l’intérieur du Tate Modern pour créer le l’ « Arche des Arts », le dépôt d’œuvres d’art que le personnage principale, Theo Faron, va visiter. Le spectateur a l’impression de regarder un futur fatigué, non soigné, qui illustre l’état de crise dans lequel se retrouve l’humanité. Il faut noter que la Battersea Power Station a récemment été l’objet d’un projet de réhabilitation en centre commercial et en logements par l’architecte Rafael Vinoly Architectes (fig. 56), ce qui indique la volonté de la ville de Londres de maintenir ses bâtiments industriels au cœur de son image international. L’apparence très graphique de l’architecture industrielle, construit en brique et en structure acier possède une ampleur historique qui permet de l’inscrire à toutes les époques dans le futur. En effet, c’est un style qui est présente principalement dans la quasi totalité des grandes villes Européennes qui ont vécu une forte industrialisation.
Nous notons que le mouvement « Archigram » va se servir des mêmes traits de construction et de la liberté de plan de l’architecture industrielle, comme nous l’avions vu avec la structure hangar de « Fun Palace » de Cedric Price (fig. 57), afin d’insérer les éléments programmatiques de leur projets. Les architectes contre-utopistes prennent conscience des potentiels d’une architecture ouverte pour le futur, qui permet une circulation humaine intense, thème essentiel à la revue « Archigram ».
Lorsque Cuaron va filmer la campagne, au moment où Theo Faron est poursuivi par les autorités, le contraste entre l’architecture dégradée de la ville et l’aspect pittoresque de l’espace rural étonne le spectateur. Il semble presque que la campagne est une sorte de jardin d’Eden en expansion face à la disparition des milieux urbains, pas encore touché par la présence chaotique de l’homme. En contraste avec les bâtiments industriels de la ville, le spectateur va observer la maison bohémienne de Jasper Palmer, l’ami dessinateur de presse de Theo, ainsi que la maison-ferme, en style victorienne, de regroupement des forces révolutionnaires qui tente de protéger la première femme enceinte. La puissance émotive de ces lieux résident dans leur intimité intérieure, et dans l’intimité de leur contexte isolé dans la forêt ou sur la plaine.

Ridley Scott  représente la ville de Los Angeles en 2019 par une accumulation d’une multitude de styles, qui passent par le style néo-classique, historiciste, l’art déco et moderne. Il va concevoir une ville « Jéricho », une ville composée de strates historiques : « la ville se construit sur la ville » comme le clament les slogans urbanistiques aujourd’hui. Cette sensation d’accumulation, dans un état dégradé, illustre l’état misérable de la société et indique la surpopulation qui a au départ des humains sur les colonies dans l’espace.
Il est intéressant de noter qu’un style art déco, qui se manifeste avec le Bradbury Building et Union Station, ainsi qu’un style historiciste éclectique Maya, avec le Ennis Brown House, le Pyramide de la Tyrell Corporation (fig. 58 et 59), sont dominants dans l’univers dystopique de Blade Runner. En effet, l’art déco et le style historiciste de manière générale sont parmi les styles architecturaux et artistiques les plus utilisés dans les mondes de science fiction. Nous rappelons la perspective emblématique de Métropolis qui montre le boulevard principal avec la tour Babel au bout, siège du pouvoir autocrate de la mégapole (fig. 60). Cela s’explique d’abord par une vision nostalgique du passé dans le futur : le fait de se baser sur un style tel que le néo classicisme a aussi pour effet de se baser sur un fondement de la civilisation occidentale. Les styles historicistes emportent avec eux une pesanteur historique, une notion d’éternité.
Le choix de l’art déco, qui possède des caractéristiques enraciné dans le monumentalisme, est issu de son aspect colossal, voire impérial. Dans le monde de Blade Runner, il semble que la corporation Tyrell est l’entité gouvernante qui dirige la ville de Los Angeles. Il semble donc un choix approprié d’utiliser le style art déco pour refléter le pouvoir autocrate régnant.
Nous pouvons même suggérer que le style monumental est régulièrement utilisé dans les films de science fiction car l’homme cherche désespérément à laisser plus qu’un emprunt sur la Terre. Il cherche à rendre pérenne sa trace: une architecture massive semble donc être un choix rationnel.
Il est maintenant temps de poser une question qui affecte la plupart des choix de bâtiment dans les films de science fiction : qu’est ce qui donne l’aspect intemporel à un bâtiment ?
En étudiant les grands maîtres de l’architecture moderne, on parle souvent de « l’intemporalité de leurs œuvres », pour exprimer qu’elles ne peuvent pas être ancrées dans une époque spécifique. Cette dimension intemporelle se retrouve surtout dans les architectures minimalistes, monumentales, qui semble posséder une dimension cosmique, grâce à leur simplicité et leur « présence ».

Cependant, le cinéma de la science fiction nous révèle que les styles architecturaux n’appartiennent pas à des époques uniques. De telle sorte, le style historiciste Maya que l’on retrouve dans l’appartement de Deckar dans Blade Runner pourrait très bien appartenir au XXIème siècle, de même pour la façade extérieure du Battersea Power Station dans
Le Fils de L’homme, qui a inspiré le projet de Tate Modern de Herzog et de Meuron.
De manière simplifiée, il semble que l’architecture « futuriste » rentre dans deux catégories principales. La première comporte les architectures de vogue, les architectures qui possèdent des cycle de vie d’environ une décennie. Nous pouvons penser notamment à l’utilisation obsessionnelle de surfaces en bardage bois dans le contexte urbain. La deuxième comporte les architectures intemporelles, qui reviennent périodiquement dans la société précédées par le préfixe « néo ».  On remarque que l’architecture qui reste, l’architecture la plus émotive est celle issu de la nécessité : la massivité séduisante d’un bunker, l’austérité rigoureuse de l’architecture industrielle, la poésie des pentes de toiture de l’architecture alpine.
Il semble donc que le cinéma de la science fiction est l’évaluation ultime pour les projets des architectes car il est capable de déterminer si un bâtiment est pérenne au niveau de esthétique architectural.

III. L’Ere du Réenchanetement

Nous pouvons définir le « ré-enchantement » du monde comme une étape qui ramène l’imagination de l’homme sur la terre. Celui-ci suit le « désenchantement », terme inventé par le sociologue Allemand Maw Weber, mais que nous employons pour décrire le moment que l’on associe à la période d’errance du cinéma de la science fiction sur d’autres planètes, dans d’autres systèmes solaires et galaxies (littérature Pulp, Star Trek).
Ce retour à la Terre est un palier dans la maturation du cinéma de science fiction, qui va lui permettre de développer un regard critique sur la société contemporaine et son évolution incertaine. Cependant, ce développement entraîne une perte de dialogue avec le monde architectural, pour qui le genre est une source d’inspiration et d’expérimentation essentielle.

1)   Un retour sur la Terre

Pour introduire l’idée centrale de ce rapport d’étude, nous prenons appui sur Le Voyage dans la Lune de George Méliès, réalisé en 1902, qui marque le premier film de la science fiction, et Gravity  de Alfonso Cuaron, sortie en octobre de l’année dernière. Le film de Méliès, inspiré par le roman De la Terre à la Lune de Jules Vernes, publié en 1865, raconte l’histoire du professeur Barbenfouillis qui est envoyé sur la Lune à l’intérieur d’un obus spatial propulsé par un canon de 300 mètres (fig. 61). Une fois arrivé, il découvre la population extraterrestre qui lui pourchasse jusqu’à ce qu’il retourne sur la Terre. L’œuvre étonne les foules par son utilisation d’effet spéciaux et de mise en scène particulière.

Le film de Cuaron raconte l’histoire de deux astronautes américains qui ont pour mission de réparer le télescope Hubble. Suite à une multitude d’évènements tragiques, seul  un astronaute parvient à regagner la Terre (fig. 62).
Le réalisateur emploie une myriade d’effets spéciaux et a bénéficié d’une collaboration intense avec le personnel de la NASA pour arriver à un niveau de réalisme que l’audience et le monde cinématographique vont applaudir.
Dans le « premier » et le « dernier » des films sorti du genre, le spectateur peut remarquer un mouvement sinusoïdal entre l’intérieur, qui est la Terre et l’extérieur, qui est l’espace : ce mouvement renvoie à un déracinement qui va permettre l’enracinement.
D’après Philippe Ollagnier, professeur de sciences sociales à l’université Paris 1 : « Par ce retour au territoire, la science-fiction nous invite à tirer une ultime et paradoxale leçon : le nécessaire retour au réel. Cependant, il s’agit d’un réel complexe, car humain, il est fait de désirs et de désillusions. Mêlant sciences expérimentales et sciences sociales, plus problématisées, s’attachant au côté pratique des choses, la science-fiction entre aujourd’hui dans un cycle nouveau, plus spéculatif qu’admiratif, plus pratique qu’utopique, plus limitatif dans le temps qu’elle ne l’a jamais été ».
Comme nous l’avions mentionné dans l’introduction, la science fiction moderne débute dans les premières décennies du XXème siècle, et décrit principalement une expérience d’errance à faible budget. Ainsi, Susan Sontag a déclaré dans l’Imagination du Désastre que le « caractère de divertissement d’évasion de la science fiction, des années 1930 à 1940, est incompatible avec la capacité pour ce type de cinéma de développer un critique social cohérent efficace et solide ».
Suite à un rejet d’utopisme social, causé par la Guerre Froide, ou encore de la crise environnementale, la science fiction revient sur la planète bleue car selon William Gibson :
« La Terre est la planète aliène aujourd’hui». Les réalisateurs décident de filmer dans des lieux réels du monde avec des techniques qui varient légèrement afin d’émettre une critique sur le présent.
Pour mieux expliquer ce « phénomène » de retour, nous allons l’appliquer à la maison, qui pour nous est un élément structurant fondamental de notre quotidienne, de nos mouvements. C’est par là que nous allons mieux comprendre le déracinement qui permet l’enracinement. En 1957, le sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe va demander à une étudiante parisienne en science politique de tenir un journal référençant ses déplacements quotidiens. La retranscription de ses mouvements dessine l’apparence d’une explosion cosmique qui relie l’appartement de la jeune femme, au centre, aux différents lieux qu’elle fréquente (fig. 63).

Le philosophe Otto Bollnow voit la maison comme le « point zéro » de l’homme : elle désigne son centre de gravité. C’est un lieu à l’intérieur duquel l’homme se réfugie des dangers extérieurs pour se reposer et rêver. Sans maison, un homme perd une référence primordiale, qu’il va, tout de même, désespérément essayer de retrouver dans ces déplacements. De la même façon, nous pouvons suggérer que le cinéma de science fiction, post années 1970, accepte finalement de revenir pour s’enraciner sur la Terre, dans l’intérêt de l’industrie cinématographique et vont susciter l’attention des foules, dans l’intérêt des réalisateurs qui peuvent maintenant effectuer un réel critique du présent et dans l’intérêt du spectateur qui va être confronté à une exagération de phénomènes problématiques de son quotidien, pour être invité à réfléchir sur son rôle dans une société en changement perpétuel.   

2) L’ « éternel présent » et la perte de réciprocité entre le cinéma anticipatif et l’architecture

Nous revenons sur l’idée proposée par l’analyste américain Francis Fukuyama  sur« la fin de l’histoire » vis à vis de la chute de l’Union Soviétique et la fin des affrontements idéologiques. Il parle essentiellement de la « perte de l’avenir », notion qui est très bien résumé par Francis Ewald, philosophe et ancien collègue de Michel Foucault, dans le passage suivant, issu de l’article L’éternel Présent :

« Cette perte de l'avenir s'exprime éminemment dans la perte de la croyance au progrès sur laquelle insiste Pierre-André Taguieff. Les vecteurs d'avenir, la science en particulier, sont devenus ambivalents, porteurs de menaces autant que de promesses. Zaki Laïdi, de son côté, constate que la prévalence contemporaine accordée au présent marque une rupture avec la conception du temps qui avait dominé l'époque précédente, marquée par les idées de perspective, de projet, d'utopie. Cet éternel présent caractérise le temps de la mondialisation. Il n'est pas orienté vers une fin. Avec la mondialisation, le temps se contracte et l'espace se rétracte. Le temps s'est pour ainsi dire replié sur l’espace indéfini des réseaux. Le jeu aujourd'hui n'est plus à la révolution, mais à la multiplication des connexions au sein d'un monde toujours actuel ».

Dans le passage de l’article d’Ewald, nous retenons trois idées principales : la perte de croyance dans le progrès et l’ambivalence des avancées technologiques, la disparition d’idées de perspective et de projets utopiques, et la densification des réseaux du monde provoqué par le phénomène de la mondialisation.
La première se retrouve clairement dans le cas de Blade Runner où le spectateur voit les conséquences problématiques liés au développement de l’Intelligence Artificielle (IA) sur la société humaine : les androïdes de classe Nexus 7 permettent à l’homme d’explorer et conquérir l’espace mais entraîne donc un dépeuplement de la Terre. Cette même anxiété pour la IA se voit aussi dans le Matrix car Morpheus explique à Néo qu’au début du XXIème siècle, l’humanité est arrivé à un tel degré de perfection dans l’avancement des technologies de la robotique autonome, que les créations se sont tournés contre leur maître, comme l’histoire de la créature du docteur Frankenstein. La question de l’ambivalence des avancées technologique se retrouve aussi dans l’œuvre de Cuaron car l’infertilité de l’humanité est supposément liée aux produits chimiques et aux technologies numériques.
La deuxième idée proposée par Ewald englobe la totalité les cinq films étudiés car ils sont tous des exemples de la Science Fiction dystopique. Ceci n’est pas dû à un choix homogène de films, mais plutôt au fait qu’à partir des années 1970, on ne retrouve plus de films utopiques. Rares sont les exemples de ce genre spécifique qui ont existés avant cette date : Things to Come, de Cameron Menzies en 1936 et Lost Horizon de Frank Capra en 1937, sont parmi les seuls et les plus connus. Le genre dystopique est intrinsèquement lié à la fin des projets utopiques, ou encore à leurs conséquence ultimement néfaste dans la société.
Nous remarquons que le phénomène de la mondialisation, qui constitue la troisième idée d’Ewald, se retrouve clairement dans Code 46 et plus abstraitement dans  le Matrix. En effet, dans le monde de Winterbottom, toute la population humaine a développée une sorte de « Novlangue » (terme inventé par George Orwell dans 1984) qui est un mélange de l’anglais, du français, le l’espagnol, du Mandarin. Malgré l’isolation des villes de l’extérieur désertique, elles maintiennent tous un « effet de tunnel » les unes avec les autres, un phénomène négatif reconnu de la mondialisation. Dans le cas de l’œuvre des Wachowski, le film critique la culture virtuelle contemporaine, et la connexion permanente de communication que l’on doit maintenir les uns avec les autres. En effet, la façon dont les humains, encore esclaves des machines demeurent littéralement « branchés » au monde virtuel du Matrix est un simple parallèle avec la société « branchée » aux technologies numériques d’aujourd’hui.
La notion de l’ « éternel présent » que l’on voit dans notre société actuelle, est une forme de nostalgie vis à vis du passé. Il est certain que les avancées technologiques que nous observons se font à un rythme qui ne peut plus être contrôlé, seulement anticipé, et que la notion de temps disparaît pour être remplacé par les dates de sortie des nouvelles versions de l’I Phone. Les Lois de Moore, par exemple, sont des lois empiriques qui décrivent l’évolution de la puissance du matériel informatique. Gordon E. Moore démontre que la densité de transistors dans les ordinateurs est périodiquement multipliée par deux chaque année, ce qui revient à dire que la puissance d’un ordinateur double chaque annuellement.                                                                                                                                                   L’évolution de la technologie fait que la notion de l’ « instant » occupe une place de plus en plus important dans la société. Rappelons la citation du personnage de l’écrivain  dans le film Stalker de Andrei Tarkovsky : «  Autrefois l'avenir était le prolongement du présent. Les changements se profilaient loin, derrière l'horizon. A présent, l'avenir se confond avec le présent ».

La notion de l’ « éternel présent » est donc étroitement liée à une confusion perpétuelle entre le présent et le futur. Nous remarquons aujourd’hui, que toutes nos actions sont faite en anticipation d’un futur lointain, encore plus qu’autrefois. La rapidité du développement économique et des technologies en est exemple car les entreprises dans ces domaines sont obligées d’innover et d’anticiper les évolutions du marché pour survivre.
D’après la journaliste britannique Francesca Gavin : « Le futur est mort. Parti sont les petits hommes verts et l’urbanité obscure de Blade Runner. Ce paysage culturel futur est obsolète. Les alternatives contemporaines sont d’autant plus abstraites, car si le futur et le présent sont tellement près, nous ne pouvons imaginer une alternative. Les futures fictives n’ont jamais voulue prédire une réalité, mais cherchent plutôt à créer une alternative esthétique qui parle d’aujourd’hui. Or, le présent est tellement imprégné par la technologie, la pollution et les machines que les moulins obscures et sataniques de futures fictives ne semblent pas aussi distant».
Il est donc intéressant de lier la notion de l’ « éternel présent » avec l’évolution de l’architecture contemporaine : nous retrouvons plus en plus d’architectes qui conçoivent avec  l’intention de créer des bâtiment ou des objets qui renvoient à la science fiction. Nous ne créons plus pour le présent, mais dans l’anticipation du futur, ce qui fait disparaître la ligne entre les deux. Pour illustrer cette constatation, il suffit de se rappeler de la Casa da Musica de Rem Koolhas qui est inspiré par le vaisseau terrestre « Sand Crawler » (fig. 64) qui apparait le premier volet de Star Wars, ou encore du projet du Centre d’Exhibition et de Conférence de Ras al Khaimah en Arabie Saudite du meme architecte qui rappelle l’« Etoile de la Mort » (fig. 65). Zaha Hadid s’inspire aussi énormément des formes organiques  de vaisseaux spatiaux vus dans les films du genre         « Space Opera » pour créer ses bâtiments.

Nous pouvons supposer que l’architecture de la science fiction va redescendre sur la Terre pour se concrétiser.
Le cinéma de science fiction populaire, des années 1950-1960, avait une place importante dans le développent des courants architecturaux. En effet, malgré l’aspect parfois ridicule des architectures futuristes crée au moyen de maquettes ou de mises en scènes, les architectes se sont beaucoup inspirés des structures vues dans les salles de cinéma. D’où la naissance du style « Googie » au cours des années 1960 (fig. 66), qui va produire des œuvres surtout sur la côte californienne. Ce style de distingue par des formes dynamiques et extraterrestres, sur des structures pilotis, qui va en profiter des avancées sur la structure béton en coque de faible épaisseur. Cette interaction génère des expositions « futuristes » telles que « The Homes of Tomorrow » à Chicago, en 1956 (fig. 67).
Il y avait une interaction permanente entre le monde du cinéma et le monde de l’architecture.
Cependant, le technique de filmer dans les lieux réels sans imaginer des nouvelles structures brise cette interaction. Nous pouvons voir celle ci sous forme d’une graphique : plus l’histoire est proche de notre réalité propre, moins il y a la capacité à inspirer le monde de l’architecture sur le plan artistique. Les architectes vont donc plutôt être inspiré sur le plan intellectuel car les visions dystopiques du futur qui emploient l’architecture réelle, peuvent les apporter un retour sur leur travail ou sur les courants. Le cinéma de la science fiction, post 1970, nous invite à réfléchir sur l’état actuel des paysages urbains, de notre manière de concevoir des nouveaux bâtiments.
La revue « Archigram » qui existe entre 1961 et 1974 peut être considérée comme une publication de projets contre-utopiques, qui va inconsciemment ramener l’architecture de la science fiction sur Terre. Les principes de l’incertitude et de la mobilité sont au cœur des problématiques qu’ils cherchent à développer. Le mouvement britannique s’inspire du projet utopique de « Fun Palace » de Cedric Price en 1961, qui conçoit une mégastructure qui accueil un aménagement libre d’éléments programmatique en dessous.
Le mouvement s’inspire aussi des travaux des futuristes et utopistes Buckminster Fuller et de Antonio Sant’Elia et génère un grand intérêt pour les agences contemporains « high-tech » tel que Future Systems.

3) La présence constante de l’image de synthèse

Il ne faut pas oublier que l’étude ne s’intéresse qu’à un aspect du cinéma de la science fiction post 1970, et que les réflexions exprimées ne s’applique pas à la totalité des œuvres produits. En effet, malgré l’intérêt de filmer dans de lieux réels, beaucoup de réalisateurs sont régulièrement séduit par le potentiel de l’image de synthèse pour créer leur représentations du futur. Il est aussi important de maintenir en perspective le coût parfois extravagant de l’infographie dans les films aujourd’hui. Ce coût peut être environ de 2000$ par seconde pour

des effets de complexité moyenne, et peut monter jusqu’à 25000$ par seconde dans le cas de Avatar de James Cameron. Le réalisme des images est le résultat d’un temps de travail parfois hallucinant.
Aujourd’hui, nous observons un réalisme dans les images produite par l’infographie qui nous emmène dans le monde de l’hyper-réel : notre conscience n’est parfois plus capable de voir si ce qu’il voit est du monde réel ou virtuel.
Blade Runner de Ridley Scott et le Matrix des Wachowski sont les seuls films que nous pouvons interroger au regard de leur utilisation de l’image de synthèse.
Contrairement à ce que l’on pense, celle ci n’est pas prédominante dans le film. Même au début des années 1990, les progrès dans la « résolution d’image » ne permettaient pas la création d’éléments ou de scènes réalistes, de haute complexité. Le réalisme de l’infographie est surtout lié aux traitements d’ombres et de textures de surfaces. Comme George Lucas, Ridley Scott va surtout utiliser la maquette pour créer l’illusion de l’univers de Los Angeles 2019. Le réalisateur crée un équilibre entre le réalisme de la maquette et les paysages de fonds créés par logiciel.
Avec l’initiative de la section artistique, Scott va concevoir un globe sur lequel il va fixer des maquettes de bâtiments qui incluent les deux tours de l’entreprise « Tyrell Corporation ».          (fig. 68) La rotation très lente du globe lui permet de filmer le paysage urbain depuis le ciel. L’image de synthèse est utilisée régulièrement mais sert à accompagner les images « réelles », notamment pour donner un aspect climatique post apocalyptique à la ville futuriste qu’il crée, formé de nuages de pollution, et d’industries pétrochimique qui crachent la fumée dans le ciel. Scott utilise aussi l’infographie pour créer les tableaux de publicité numériques qui s’illuminent partout dans la ville et qui renvoient aux « jungles électro-graphiques » de Tokyo et de Shanghai. 
Dans le cas de Matrix, les Wachowski décident d’utiliser l’infographie pour créer l’apparence du monde réel.
En effet, les tunnels de services à l’intérieur desquels circulent les aéroglisseurs de la défense humaine, ainsi que la cité machine et  la cité humaine, sont les produits finaux d’un travail intense d’infographie.
Depuis les vingt dernières années,  Hollywood fait très peu pour empêcher les hypothèses stéréotypées qui résument le cinéma de la science fiction à un spectacle d’effets visuels et à une histoire qui ne tient pas debout.

Nous voyons progressivement émerger une overdose cinématographique de simulation superficielle qui est au détriment du réalisme de la mise en scène. Il est intéressant de noter que la section artistique d’un film doit travailler avec le paradoxe d’atteindre à la fois le réalisme et la stylisation, qui  va « excéder les limites anthropomorphiques de l’imagination humaine en
essayant de rester compréhensible » selon Doug Chang, le directeur d’effets visuels de l’Episode I de Star Wars.
Nous observons que les réalisateurs cherchent à aller au delà des limites actuelles de l’infographie, ce qui peut parfois provoquer la perte de la puissance de l’intrigue. Il faut obligatoirement comprendre qu’une bonne histoire est toujours au cœur d’un bon film. L’utilisation d’une architecture existante ou la création d’environnements virtuels doit donc plutôt être une préoccupation secondaire du réalisateur.
Nous voyons dans les films tels que Avatar ou Prometheus, que Cameron et Scott augmentent exponentiellement la taille des univers virtuels afin de produire un effet d’étonnement visuel sur le spectateur. D’après l’opinion de certains réalisateurs de la science fiction contemporaine, un monde de grande taille, implique nécessairement l’usage de l’image de synthèse. Les mondes de taille plus réduite appartiennent, apparemment, au passé.   L’exemple de Code 46 nous montre que l’inverse est toujours possibles : Winterbottom choisit plutôt de développer un technique intéressant pour ouvrir les limites de son monde futuriste et offrir une liberté de circulation à ses personnages.
Nous ne critiquons absolument pas l’usage de l’infographie dans le cinéma de la science fiction contemporain, nous suggérons tout simplement une réflexion plus approfondie sur sa nécessité constante ou non. Il est évident que l’infographie n’est pas capable de recréer une atmosphère authentique d’un bâtiment construit, ce qui entraine des conséquences sur les performances des acteurs, de leur façon de se déplacer dans l’espace.
Comme dans la trilogie de la MATRIX, les frontières entre la réalité et le simulé peuvent éventuellement se dissoudre à tel point de ne plus reconnaitre l’un ou l’autre. Si un jour, le cout et le degré de détail le permet, la génération d’images 3D pourrait entièrement remplacer le fait de filmer le monde réel, comme nous avons partiellement vu avec le film rétro futuriste « pulp » Capitaine Sky et le monde de demain, de Kerry Conran, sorti en 2003 (fig. 69)

Conclusion

Nous avons pu constater que l’usage maîtrisé de l’architecture réelle dans le cinéma de la science fiction est essentiellement propre à la période post années 1970.
Suite à une période de désenchantement politique, sociale et environnementale, conséquences de la Guerre Froide, de la fin des projets utopiques et de la crise énergétique et écologique, les réalisateurs ramènent les intrigues de la science fiction sur la Terre dans l’objectif de révéler et exagérer les phénomènes négatifs contemporains lié aux avancées technologiques, à l’extension urbaine et à la division sociale.
Ils exploitent les possibilités de filmer le monde réel pour attribuer une maturité au genre, autrefois inexistant. D’après  Roger Calois : «une image cesse de nous convaincre ou de faire impression si elle nous déconcerte pas, sans aucun élément de vérité»[1]. L’ancrage dans le monde réel est indispensable pour un film de science fiction, si l’œuvre ne veut pas être oublié un mois après sa sortie. Le spectateur doit être capable de relativiser ce qu’il voit pour faire un retour inconscient sur son environnement quotidien.
Les techniques employées par les réalisateurs, autour de l’architecture réelle, se différencient que par des subtilités mais gravitent tous autour de la notion de l’ « étrange familier ». Ils accordent des caractéristiques d’hétérotopie et d’hétérochronie à leurs références urbaines, qui sont pourtant connus par les spectateurs, lorsqu’ils mettent à distance de la réalité spatiale.
A travers les cinq exemples de film étudiés, nous remarquons que Alphaville de Godard et
Code 46 de Winterbottom sont deux films qui se distinguent par leur technique qui consiste à sélectionner certains bâtiments particuliers pour ensuite les arranger dans un univers recomposé. Blade Runner de Scott et Matrix  des frères Wachowski sont les seuls films choisies qui emploient l’image de synthèse afin de densifier les univers crées. En plus de cela, les frères Wachowski utilisent l’image de synthèse en parallèle avec l’image d’une architecture réelle afin de mettre en jeu l’espace simulé et l’espace réel, thème fondamental dans l’histoire. Finalement, le Fils de l’Homme de Cuaron emploie quelques exemples bien précis d’architecture Londonienne afin de créer un « futur issu du passé ».
Dans les cas de Alphaville et de Matrix, les réalisateurs cherchent à éviter toute possibilité pour le spectateur d’associer les métropoles visionnées à leurs réalités urbaines connues. Les paysages urbains prennent donc une dimension utopique car ils essayent d’échapper à toute référence spatio-temporel en se positionnent hors du contexte d’un territoire. La notion de l’ « étrange familier » met à distance l’univers vu à l’écran et sa réalité de tournage spatial. Cependant, dans les cas de Le Fils de l’Homme et Code 46,  l’utilisation de références urbaines géographiquement localisables, permet aux réalisateurs de travailler avec une continuité entre les représentations et les réalités actuelles.
De manière générale, les villes à l’écran prennent deux statuts, selon Philippe Olagnier : les « villes fonds » et les « villes personnage ». Les termes utilisés sont suffisamment illustratifs
pour expliciter leurs significations ; en effet, les « villes fonds » ne sont que des représentations génériques du phénomène urbain, employé pour littéralement donner un « fond » à l’intrigue.
Les « villes personnages » participent activement à l’intrigue. Maintenant que les deux statuts ont été identifiés, le spectateur peut prendre conscience de leurs entrecroisements constants. En effet, dans le cas de Matrix, la ville sert à la fois de représenter le « fait urbain » générique, la Mégapole neutre, mais aussi à participer dans l’intrigue car la ville représente l’espace virtuel. Dans le cas de Code 46, les villes de Shanghai et de Jabel Ali (Dubai) servent à critiquer l’extension urbaine mais aussi à créer un contraste intéressant devant lequel l’intrigue se déroule. Winterbottom utilise donc la ville plutôt pour sa dimension « ville fond » mais l’incorpore régulièrement pour faire évoluer l’intrigue.
D’après Georges Henry Laffont, Docteur en Géographie, Urbanisme et Aménagement de l’Institut de Brest, « par ce retour au territoire, la science-fiction nous invite à tirer une ultime et paradoxale leçon : le nécessaire retour au réel »
Nous pouvons supposer que l’ « ère de Réenchantement » n’est qu’une phase temporaire dans l’histoire du cinéma, qui permet de requalifier le rôle de la science fiction dans la société contemporaine. Nous pouvons très bien imaginer que les projets utopistes reviendront un jour, et que la distinction entre le présent et le futur se formalisera de nouveau, pour que le genre voit son rôle s’adapter à un courant futur.
Cependant, il faut tout de même se rappeler de la présence constante et croissante de l’infographie dans le cinéma contemporaine de la science fiction. Le réalisme des images conçues par ordinateur possède la capacité d’augmenter la taille des univers des réalisateurs afin de les donner une liberté « totale ». Cependant, malgré cette quasi-perfection, l’image virtuelle ne permet pas encore aujourd’hui d’atteindre l’atmosphère réelle propre à un bâtiment existant.

Il est faux aujourd’hui de dire que potentiel d’expression d’un environnement futuriste dans un environnement réel du présent a été entièrement exploré. Le rôle que joue l’espace réel dans le cinéma anticipatif est loin d’être aboutie.  

B